La Mésopotamie, ou plus exactement la plaine alluviale du Tigre et de l’Euphrate qui correspond au sud de l’Irak actuel, a été un grand foyer évolutif, au même titre que l’Égypte et, plus tard, l’Indus, la Chine, l’Amérique centrale et le Pérou. En quelques millénaires, des communautés villageoises relativement simples se sont transformées dans le sens d’une complexité toujours plus grande, jusqu’à l’apparition de sociétés urbanisées et bientôt étatiques.
Cette dynamique très particulière et très rare s’explique par le fait que les habitants de la région ont été confrontés à des difficultés inhabituelles. D’une façon générale, l’agriculture céréalière permet et encourage l’essor démographique : les gens attendent de leurs enfants qu’ils les aident lorsqu’ils sont actifs, qu’ils les entretiennent lorsqu’ils vieillissent, en sorte qu’ils cherchent à avoir autant d’enfants que possible. La plupart des communautés villageoises gèrent leur essor démographique en essaimant – on les dit « segmentaires » – c’est-à-dire que des pans entiers de la communauté peuvent aller fonder un nouveau village s’ils le souhaitent. Cette solution, qui permet de résoudre toute une série de conflits potentiels, fait que les groupes humains n’ont aucune raison de modifier leur pratique et peuvent se reproduire presque indéfiniment dans leurs normes. Les communautés mésopotamiennes n’ont pas réagi de la sorte parce qu’elles ont dû irriguer pour survivre, la pluviométrie ne permettant pas de cultiver la plaine alluviale. Il ne s’agissait pas seulement d’amener l’eau aux champs lorsqu’elle manquait, en creusant des canaux qui demandaient un entretien constant, mais aussi de la contenir par des digues et la détourner par des canaux de dérivation lorsqu’elle était en excès car les crues, n’arrivant qu’au printemps, risquaient d’anéantir les champs d’orge et de blé déjà mûrs. Ces travaux, impliquant une collaboration plus étendue et plus durable qu’à l’ordinaire, ont encouragé les gens à rester ensemble, contrairement à la norme la plus répandue. Dans un contexte normal d’essor démographique, les communautés humaines ont assez rapidement amplifié et ont donc dû s’organiser dans les domaines politique, social et idéologique pour gérer un corps social toujours plus vaste. Sur cette trajectoire, la culture d’Uruk joue un rôle majeur, dans la mesure où c’est là que le changement s’accélère.
La culture d’Uruk, qui doit son nom à un grand site sud irakien – transcrit Erech dans la Genèse et encore appelé Warka aujourd’hui – succède à une culture dite d’Obeid sans solution de continuité et vraisemblablement sans changement majeur du fonds de population : l’adoption d’un nouveau terme ne repose que sur la disparition de la céramique peinte obeidienne et l’adoption progressive de nouvelles formes. Cette culture couvre en gros l’ensemble du IVe millénaire et l’on y distingue traditionnellement trois phases – ancienne, moyenne et récente – qui nous sont d’ailleurs inégalement connues. D’une façon générale, la population a beaucoup augmenté, depuis que la plaine alluviale est occupée dès le VIIe millénaire par des gens qui cultivent le blé et l’orge et qui élèvent des bœufs, des moutons, des chèvres et des porcs. Elle tend alors à se concentrer dans quelques agglomérations particulièrement vastes contrôlant un territoire à leur mesure. Ces cités-états, comme on les appelle, constituent une mosaïque de petites principautés indépendantes qui se partagent la plaine alluviale. Uruk est une de ces cités, et peut-être la plus grande : on lui attribue une superficie d’environ 200 ha à la fin du IVe millénaire, ce qui implique probablement plusieurs dizaines de milliers d’habitants. Il va de soi qu’il n’est pas facile de gérer une population d’une telle ampleur. Pour y parvenir, la société doit perfectionner ce que l’on appellerait aujourd’hui l’appareil d’État, en sélectionnant de plus en plus ceux qui en font partie. C’est ainsi qu’une élite se développe, elle-même très pyramidale, avec à sa tête un personnage phare que l’on peut appeler le roi. Les membres de cette élite gouvernent une population toujours plus étendue et deviennent donc de plus en plus puissants. Ils ne sont ni élus ni recrutés sur des critères économiques, mais désignés en fonction de la place qu’ils occupent dans la généalogie. C’est de là que vient leur légitimité et, pour que ce critère conserve toute sa limpidité malgré l’ampleur toujours croissante de la communauté, la parenté est simplifiée, schématisée en quelque sorte, selon un processus que l’on appelle la hiérarchisation des lignages. Cela veut dire en particulier que des rapports d’aînesse qui ne concernaient jusque-là que des individus sont étendus à des groupes : les uns deviennent à jamais des cadets, les autres des aînés. C’est aux dirigeants de ces groupes aînés que sont confiés les rennes du pouvoir. C’est dire qu’il n’existe pas la moindre possibilité de promotion sociale. Quand on est au bas de l’échelle, on y reste et inversement. La société fonctionne un peu comme une colonie de fourmis ou d’abeilles, où chaque individu a un poste bien défini auquel il ne peut que se tenir.
Si la communauté a besoin d’une structure politico-administrative adaptée à la situation, cette structure elle-même – l’appareil d’État – a des besoins propres, tant pour répondre aux exigences de la collectivité que pour se perpétuer, de la même façon que l’État moderne lève des impôts non seulement pour faire des travaux d’intérêt public, mais aussi pour entretenir son propre personnel. La seule différence est que les moyens sont essentiellement d’ordre financier chez nous – l’impôt – sauf dans le cas de la conscription, alors qu’ils reposent plutôt sur la capacité à mobiliser de la main-d’œuvre dans les sociétés anciennes.
Dans la mesure où les besoins de l’appareil politico-administratif sont proportionnels à l’ampleur du groupe social, le fonctionnement de cet appareil est passablement complexe. Tout le système, encore une fois, repose sur l’énergie humaine. Du personnel, spécialisé ou non selon le cas, peut être mobilisé pour les tâches les plus diverses, parce que les besoins de la communauté en général et de l’appareil d’État en particulier, sont eux aussi extrêmement divers. Ce personnel, il faut le gérer et il faut l’entretenir. Quand il est utilisé pour produire des denrées alimentaires ou des objets manufacturés, il faut également gérer les stocks, prévoir, comptabiliser, répartir. Cela suppose quantité d’opérations qui, très vite, dépassent les capacités de la mémoire humaine. Pour pallier cette difficulté, et donc pour garder le contrôle de l’information, de nouvelles techniques de gestion sont progressivement mises au point. L’une d’elles implique l’adoption du sceau-cylindre dont l’image gravée, imprimée sur l’argile fraîche, indique l’intervention d’un responsable, au même titre qu’une signature. Une autre consiste à utiliser ce que l’on appelle des jetons, de petits objets souvent en terre cuite, d’aspect assez peu attractif et que l’on a pour cette raison longtemps négligés, jusqu’à ce que l’on comprenne qu’ils servaient à mémoriser des opérations administratives. Certains n’ont qu’une valeur numérale, c’est-à-dire qu’ils indiquent des quantités relatives à des données que seul le contexte permet de préciser ; les autres, beaucoup plus nombreux, représentent des denrées ou des biens, et c’est leur multiplication qui permet de définir les quantités en jeu. Ces jetons sont utilisés de différentes façons, par exemple enfilés sur des cordelettes ou noyés dans une bulle sphérique leur servant d’enveloppe, mais dans tous les cas chaque lot renvoie à une opération comptable particulière. Les informations ainsi véhiculées restent évidemment minimales, puisqu’elles n’ont trait qu’à la nature et la quantité des éléments comptabilisés. Aucune indication n’est donnée, par exemple, sur l’origine, la destination, l’affectation des gens et des biens en mouvement. C’est pour répondre à des questions de ce genre qu’est inventée l’écriture, dans le dernier quart du IVe millénaire. L’écriture est infiniment plus performante mais il ne faudrait pas croire qu’elle permet d’emblée de transcrire toute la subtilité de la langue. Au début, ce n’est qu’un outil de gestion. Tous les documents qui nous sont parvenus se rapportent à des opérations comptables, à l’exception de quelques textes lexicaux, sortes de dictionnaires qui font la liste, par catégories, de tout ce qui peut intéresser l’administration. Il n’en reste pas moins que c’est là une innovation capitale qui aura des conséquences incalculables. Par ailleurs, si l’écriture n’est encore qu’un outil mnémotechnique, différents indices suggèrent qu’elle transcrit déjà la langue sumérienne telle qu’on la connaît dès le IIIe millénaire. Pour dire les choses autrement, les Urukiens sont certainement des Sumériens et, si ces derniers ne nous apparaissent qu’à partir du moment où ils se mettent à écrire, rien ne s’oppose en fait à ce qu’ils soient présents dans la région depuis fort longtemps.
Les grandes civilisations ont un caractère assez spectaculaire qui s’explique par le fait que l’appareil d’État a besoin de publicité pour être manifeste aux yeux de tous. En l’absence de media, tout ce qui touche aux institutions doit être rendu immédiatement visible par des réalisations exceptionnelles – une architecture grandiose, par exemple – et le luxe ainsi étalé sert à témoigner de leur grandeur et du prix que l’on y attache. C’est la vitrine en quelque sorte de la société, dont chacun peut être fier. Cette exigence s’étend évidemment aux personnes qui incarnent les institutions : les membres de l’élite dirigeante, parce que ce sont des personnalités publiques, doivent exprimer leur prestige ou leur statut d’exception par des vêtements, des parures, un mobilier et un habitat appropriés, parce que leur valorisation se confond avec celle des institutions qu’elles représentent. C’est pour des raisons de ce genre que nos voisins britanniques sont tellement attachés à leur monarchie et aux fastes de la cour, et que notre république elle-même a des exigences de représentation qui se manifestent par tout un apparat, tout un décorum, mais aussi par toute une série de réalisations dites à juste titre de prestige.
Il faut donc rendre les choses ostensibles, pour reprendre un terme à la mode, et parce que les besoins d’ordre ostentatoire sont très forts, ils ont des répercussions profondes. Pour que sa demande soit satisfaite, l’élite fait appel à tous les corps de métier – architectes et maîtres d’œuvre, métallurgistes et orfèvres, sculpteurs et lapicides, menuisiers et ébénistes… – et elle attend évidemment de ses fournisseurs qu’ils se surpassent. La contrainte qui pèse sur les artisans contactés est telle qu’elle les amène à innover toujours davantage. Cela implique la mise au point de nouvelles techniques, une spécialisation plus poussée, un apprentissage plus difficile. Mais pour construire des monuments grandioses et créer des produits de luxe, il ne faut pas seulement des artisans, il faut aussi des matériaux exceptionnels. La Mésopotamie en étant avare, on va les chercher là où ils se trouvent, le bois par exemple au Liban, les métaux – cuivre, or, argent – en Anatolie ou en Iran. Dès le milieu du IVe millénaire, les cités de la plaine alluviale organisent de grandes expéditions vers ces régions lointaines, et finissent quelques siècles plus tard par créer de véritables colonies en Syrie du Nord, avec de petites villes parfaitement planifiées qui servent de relais vers l’Anatolie voisine.
Par ailleurs, plus une société compte de monde, et plus il est difficile de maintenir la cohésion sociale. Il faut un ciment puissant, des valeurs partagées, pour préserver l’homogénéité de la communauté, surtout quand l’ordre social est très inégalitaire. Les manifestations ostentatoires évoquées plus haut relèvent de cette nécessité mais elles ne suffisent pas. D’autres solutions sont donc envisagées pour contribuer à régler le problème avec, en particulier, l’instrumentalisation du surnaturel. On fait en effet de la divinité un repère ultime, tout à la fois ancêtre commun à toutes les composantes de la société et garant de l’ordre social, y compris dans ce qu’il a de plus pyramidal. C’est dans ce contexte que prend naissance une sorte de religion d’État, qui, dérivée des croyances traditionnelles, se superpose à celles-ci pour cautionner l’ensemble du système, la royauté en particulier. Quoique liée à la pensée, aux croyances, la religion est un outil très puissant qui a pendant plusieurs millénaires rempli son office en fournissant des valeurs claires. Mais là encore, la population a besoin de références palpables, en sorte que le surnaturel s’installe dans le monde sensible, sous la forme de temples qui sont à la fois des repères et des rappels à l’ordre, comme nos églises et nos cathédrales. C’est en effet dans le courant de l’Uruk qu’apparaissent les premiers temples véritables. La divinité y est sans doute représentée par une image qui concrétise sa présence, et la célèbre Dame de Warka (conservée au Musée de Bagdad) pourrait bien appartenir à une statue de ce genre.
Si la divinité cautionne l’ordre social en général, elle légitime en particulier la royauté et, à la fin du IVe millénaire, toute une iconographie figurative apparaît pour expliquer que le roi est le seul intermédiaire entre la divinité et les hommes et qu’il est chargé de faire respecter l’ordre voulu par les dieux afin de faire régner sur terre la prospérité, la sécurité, la justice. Les images qui expriment un tel programme n’ont qu’un effet publicitaire limité, parce qu’elles sont peu visibles ou peu diffusées. Elles correspondent plutôt à une sorte de manifeste dont la seule existence suffit à garantir l’efficacité mais, quoi qu’il en soit, l’image indique une réflexion très poussée sur la royauté, qui restera au fondement de toute l’histoire mésopotamienne. La culture d’Uruk témoigne au total d’une inventivité qui jamais ne sera égalée par la suite, à tel point que l’on peut y voir l’âge d’or de la civilisation mésopotamienne.
D’ailleurs, elle influence toutes les cultures des alentours avec lesquelles elle entre en contact. Cependant, les cités-états de la plaine alluviale sont tellement dynamiques qu’elles en viennent à se gêner, aussi bien localement que dans leurs entreprises lointaines, au point d’entrer en conflit. Renonçant à leurs colonies, elles rappellent leurs colons et se replient sur elles-mêmes pour concentrer leurs forces. C’est le début d’une crise qui durera tout au long de la période suivante, dite du Dynastique Archaïque, au IIIe millénaire. Les guerres endémiques qui s’ensuivront dureront jusqu’à ce que le concept d’hégémonie s’impose dans les esprits et jusqu’à ce qu’un conquérant hors pair, Sargon, unifie le pays vers 2300.