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L’exarchat de Ravenne et l'Italie byzantine

Jean-Claude Cheynet
Professeur émérite d'histoire byzantine à l'université de Paris IV-Sorbonne Membre honoraire de l’Institut universitaire de France Ancien directeur du centre de recherche sur l'histoire et la civilisation de Byzance

Aujourd’hui paisible ville d’Émilie-Romagne, Ravenne se souvient des époques fastueuses où elle fut capitale de l’Empire romain d’Occident, puis siège d’un exarchat byzantin, exerçant ainsi une influence politique, religieuse et artistique sur toute l’Italie du Nord, et même au-delà ; en témoignent les trésors qu’elle conserve, à l’intérieur de ses constructions à l’architecture sobre. Pour mieux comprendre ce passé prestigieux, nous nous sommes adressés à Jean-Claude Cheynet.

En 402, Honorius, fils de Théodose le Grand, qui gouvernait la partie occidentale de l’Empire romain, décida d’établir sa capitale à Ravenne. Le choix de quitter Rome n’était plus une nouveauté, d’autres villes ayant déjà accueilli un empereur : Milan, Trèves, Thessalonique, Antioche, et la nouvelle Rome, Constantinople. Le choix de Ravenne se recommandait par la situation stratégique de la ville, proche de la frontière nord de l’empire d’où venaient les plus sérieuses menaces pour la sécurité de l’Italie. En même temps la cité, protégée par les lagunes et ravitaillée, si nécessaire, par le port de Classis fondé au temps d’Auguste, constituait un bon site défensif. La présence impériale permit immédiatement à la ville de se doter de monuments dignes de son nouveau rang. Galla Placidia, sœur d’Honorius, fit ériger un mausolée, conservé de nos jours. Ravenne suivit ensuite les vicissitudes de l’histoire de l’empire d’Occident. Lorsque Odoacre, un des chefs des troupes germaniques, déposa en 476 l’empereur Romulus Augustulus, il s’établit à Ravenne pour gouverner l’Italie, alors qu’il cherchait un accommodement avec l’empereur de Constantinople. Ce dernier, Zénon, invita un autre chef germanique, Théodoric, roi des Ostrogoths, mais aussi magister militum romain, à envahir l’Italie et à la tenir pour son compte. Victorieux d’Odoacre, qu’il fit assassiner en 493, Théodoric s’établit à son tour à Ravenne, avec l’appui de Constantinople.

La reconquête byzantine

Ces événements n’avaient pas causé de grands troubles dans la péninsule, qui conservait ses institutions et notamment sa riche classe sénatoriale de l’époque impériale. Théodoric eut les moyens de construire un nouveau palais impérial, aujourd’hui disparu, la basilique de Saint-Apollinaire-le-Neuf, le baptistère des Ariens, puisqu’il avait adopté, à l’instar de ses compatriotes goths, cette confession condamnée comme hérétique au concile de Nicée (325), son mausolée enfin – monuments qui subsistent. À la mort de Théodoric, en 526, sa succession divisa les Goths, et l’empereur de Constantinople, Justinien Ier, considéra que c’était le moment pour l’empire de reprendre l’administration directe de l’Italie et de rétablir la foi nicéenne que suivait la grande majorité de la population. Ayant ainsi soumis l’Afrique vandale, Justinien confia le soin de conquérir l’Italie sur l’armée des Goths à l’un de ses meilleurs généraux, Bélisaire. Il s’acquitta de sa tâche assez heureusement et s’empara de Ravenne en 540. La ville résista au retour des Ostrogoths sous Totila et le successeur de Bélisaire, Narsès, obtint la victoire définitive en 554. Cette guerre s’était révélée désastreuse pour nombre de provinces mais Ravenne, sous le règne de Justinien, connut une floraison architecturale. Cependant les chantiers impériaux n’étaient pas les plus ambitieux. La construction de la basilique San Vitale, dont la nef porte les fameuses mosaïques représentant face à face Justinien et Théodora entourés de dignitaires de la cour, fut entreprise en 532 par l’archevêque de Ravenne, Maximien, qui la consacra en 547. Le monument fut financé par un certain Julianus, argentarius – c’est-à-dire banquier –, ce qui suppose de grands moyens et l’existence d’une classe fortunée.

L’invasion lombarde

Cette heureuse époque prit fin en 568, avec l’invasion des Lombards – peuple arien qui connaissait bien le chemin de l’Italie pour avoir contribué à sa reconquête sous les ordres de Narsès. Ils s’emparèrent assez vite d’une grande partie de la péninsule, isolant l’Italie centrale des possessions byzantines d’Italie du Sud et de Sicile. La fin du VIe siècle connut une forte poussée des Slaves et des Avars dans les Balkans, qui interdit à l’empire d’envoyer de gros renforts en Italie. La situation s’aggrava au siècle suivant, lorsque les Perses, puis les Arabes en vinrent à menacer l’existence même de l’empire. Les empereurs réorganisèrent l’administration italienne, donnant au stratège de Sicile le commandement des possessions méridionales et confiant l’autorité sur le centre et le nord de l’Italie à un personnage qualifié d’exarque, chargé d’administrer ce qu’on appela l’exarchat, nom que ces territoires, comprenant la vieille Rome, ne reçurent jamais officiellement. Les Lombards s’emparèrent assez vite de Gênes et de la côte ligure, laissant à l’exarque une bande de terre comprenant Ravenne, Pérouse et Rome où résidait, aux côtés du pape, son représentant, un magister militum d’abord, puis un duc.

Les transformations sociales

Les Byzantins ne se désintéressaient pas de l’Italie et l’empereur Constant II vint visiter Rome en 663 ; mais la lutte contre les Arabes musulmans drainait tous leurs moyens disponibles. Ils considéraient que leurs territoires italiens devaient se défendre avec les ressources locales, se contentant d’envoyer à intervalles plus ou moins réguliers un exarque accompagné d’une troupe qui n’était guère qu’une escorte. Cette politique contribua à la militarisation de la société italienne car la pression permanente des rois lombards sur les provinces de l’exarchat impliquait la mobilisation d’une armée toujours disponible, même si de longues trêves séparaient les périodes de confrontations violentes. C’est à cette époque que disparut l’ancienne classe sénatoriale, ruinée et inadaptée à la nouvelle situation, au profit d’une aristocratie militaire. L’armée était recrutée sur la base du volontariat mais les fils tendaient à succéder aux pères dans les postes de commandement, ce qui permettait d’accumuler à chaque génération de nouvelles richesses et d’acquérir les terres nécessaires à l’établissement d’une lignée. Certains propriétaires choisirent la voie des armes pour intégrer cette couche sociale en plein développement.

Ravenne capitale

La ville de Ravenne tirait profit de ses relations privilégiées avec l’Orient car la voie maritime restait la plus sûre pour joindre Constantinople, en dépit de la piraterie slave et de la présence intermittente de puissantes flottes arabes. Les Orientaux, dont une grande majorité de Grecs, constituaient sans doute la moitié de la population, en raison de la présence de l’exarque et de son entourage. Des Goths y demeuraient, peu nombreux, et des Lombards étaient aussi venus s’y établir. Le port de Classis tenait un rôle d’intermédiaire avec l’Orient – rôle que Venise, qui se détacha progressivement de l’autorité byzantine, reprit à partir du IXe siècle. L’Église de Ravenne avait hérité des biens confisqués à l’Église arienne des Goths et avait été dotée par Justinien de vastes domaines en Sicile, qui lui fournissaient de grandes quantités de blé et d’or. Cette richesse permit la construction de plusieurs dizaines d’églises et de monastères. L’archevêque de Ravenne, issu de la société locale, à la différence de l’exarque, et fort de la proximité du représentant de l’empereur, s’efforça de se libérer de l’autorité pontificale et parvint temporairement, au cours du VIIe siècle, à obtenir l’autonomie de son Église.

Les dissensions religieuses

Rome relevait de l’autorité de l’exarque, qui s’employait donc à obtenir du pape le respect des instructions impériales. Les résultats de moins en moins heureux des exarques reflètent bien l’évolution du rapport de force… Les conflits entre le pape et l’empereur trouvaient leur origine dans l’évolution dogmatique proposée à Constantinople. Dans la capitale de l’empire, les empereurs purent, en règle générale, imposer leur point de vue aux patriarches, alors que les papes, soutenus par l’Église d’Occident, s’opposèrent avec un succès croissant à ce qui leur apparaissait comme des innovations théologiques inacceptables. Lorsque Justinien, soucieux de rétablir l’unité de l’Église, condamna trois ouvrages de théologiens prétendument nestoriens, l’Occident refusa cette initiative mais l’empereur fit sans difficulté transférer le pape Vigile à Constantinople, où il le contraignit à rallier sa position. Près d’un siècle plus tard, le pape Martin réunit au Latran un synode qui condamna le monothélisme, autre innovation constantinopolitaine destinée à séduire les nombreux monophysites d’Orient, et anathématisa le patriarche de Constantinople. Le gouvernement impérial ne put tolérer cet affront et dépêcha à Rome un ancien exarque pour se saisir du pape, alors que ce dernier jouissait de l’appui populaire. Martin fut cependant transféré à Constantinople, jugé, condamné, puis exilé dans la lointaine ville de Cherson, en Crimée, où il mourut en 655. En 695, l’empereur Justinien II voulut surmonter l’opposition du pape Serge aux canons du concile in Trullo (691-692), qui fondait en quelque sorte le droit canon médiéval, mais dont certaines dispositions heurtaient les pratiques occidentales – telle l’autorisation du mariage pour les prêtres. De Constantinople, une troupe fut expédiée pour arrêter le pape mais les soldats de Ravenne et de Rome, qui soutenaient le pontife, expulsèrent le délégué impérial et son escorte. Lorsque les empereurs isauriens, Léon III et son fils Constantin V, eurent promu l’iconoclasme comme doctrine officielle de l’Église chrétienne, ils rencontrèrent à nouveau l’hostilité de l’Église latine mais ne renouvelèrent même pas la tentative de Justinien II.

Les papes, loyaux sujets de l’empereur

Les nombreuses querelles dogmatiques entre Rome et Constantinople, auxquelles il faudrait ajouter la confiscation des domaines siciliens de l’Église de Rome et le rattachement de toute la péninsule balkanique au patriarcat de Constantinople, ne doivent pas conduire à l’idée d’une séparation précoce de l’Italie à l’égard de l’empire. Le sentiment de l’unité chrétienne restait très fort et les papes se considéraient comme les loyaux sujets de l’empereur, quels qu’aient pu être par ailleurs leurs différends théologiques ou leur divergence d’opinion pour conduire la guerre contre les Lombards. Grégoire le Grand (590-604), qui fut préfet de Rome avant d’être pape, protestait de sa fidélité envers les empereurs et, lorsque Phocas (602-610) s’empara du pouvoir, il organisa à Rome une entrée solennelle de l’image de l’empereur. Une importante communauté grecque vivait à Rome aux VIIe et VIIIe siècles, notamment dans les monastères où s’étaient réfugiés des moines orientaux fuyant la conquête arabe. Enfin nombre de papes des VIIe-VIIIe siècles furent hellénophones car ils étaient originaires d’Orient et de Sicile.

La chute de l’exarchat et la formation du patrimoine de saint Pierre

Les rois lombards, notamment Liutprand (712-744), surent exploiter les difficultés de l’empire au cours de la première moitié du VIIIe siècle. À Ravenne même, les luttes internes entre factions favorables ou hostiles à Byzance s’intensifièrent au point que l’exarque Paul y perdit la vie. Les habitants du duché de Rome se comportaient de manière indépendante. Le 4 juillet 751, le roi lombard Aistulf s’empara finalement de Ravenne sans grande difficulté car l’exarque Eutychios savait qu’il ne pouvait pas résister longtemps en raison de la présence d’un parti lombard au sein même de sa ville et que les habitants et l’archevêque se refusaient à faire appel aux forces du duché de Rome. Cet événement, fort médiocre sur le plan militaire, eut de grandes conséquences. Lorsque la menace lombarde s’était précisée, le pape Zacharie avait sollicité le secours de l’empereur Constantin V, qui l’avait encouragé à rechercher des alliances locales pour contrecarrer l’avance des Lombards. Zacharie décida d’en appeler aux Francs, avec l’accord des Byzantins, qui avaient entretenu avec ces derniers des relations plutôt cordiales – Clovis avait reçu jadis les insignes du patriciat de la part d’Anastase. Or la puissance franque était en pleine expansion et son chef, Pépin, aspirait à la royauté, espérant éliminer la vieille dynastie mérovingienne. Le pape Étienne II, successeur de Zacharie, craignant que le duché de Rome ne fût absorbé par le royaume lombard, franchit les Alpes en 754, rencontra Pépin à Ponthion et obtint la promesse d’un secours franc. On s’accorde à penser que c’est dans ces années que fut forgé le plus célèbre faux du Moyen Âge, la « donation de Constantin » ; par ce document, l’empereur Constantin, abandonnant Rome pour sa nouvelle capitale, Constantinople, aurait laissé au pape Sylvestre les insignes du pouvoir, ce qui autorisait le pape à porter les chaussures pourpres réservées aux seuls empereurs et lui donnait pouvoir sur les territoires occidentaux.

Sans qu’il y ait eu d’hostilité politique à l’égard de Constantinople, en dépit de la controverse sur l’iconoclasme, la papauté s’éloigna de Byzance après la chute de Ravenne pour forger une alliance avec la dynastie carolingienne, qui devait se matérialiser spectaculairement lors du couronnement de Charles, fils de Pépin, comme empereur à Rome en 800. L’ancien exarchat constitua désormais le « patrimoine de saint Pierre » et Ravenne, qui admit avec réticence l’autorité pontificale, cessa d’être un centre politique majeur, déclinant doucement au cours du IXe siècle au profit de Rome, nouvelle capitale politique, et de Venise, plus dynamique du point de vue des activités commerciales.

Jean-Claude Cheynet
mars 2002
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