Pour Voltaire, Byzance évoquait une « histoire d’obscurs brigands ». Longtemps, l’Empire byzantin a souffert de l’image transmise par le siècle des Lumières. Pourtant, une construction politique qui a survécu un millénaire et qui a contribué à forger le destin d’une partie de l’Europe, ne pouvait être si médiocre. On peut s’interroger sur la date de naissance de l’Empire que nous appelons byzantin : certains, les plus nombreux, dont Jean-Claude Cheynet auteur de Byzance. L’Empire romain d’Orient, (Armand Colin 2001), choisissent le règne de Constantin, qui lui donna sa capitale, d’autres le règne d’Héraclius, lorsque les invasions arabes et slaves eurent conféré à l’Empire sa physionomie médiévale.
Constantin, après avoir réunifié l’Empire romain à son profit, décida de fonder une nouvelle capitale. Le geste n’était pas nouveau, puisque, depuis longtemps, ses prédécesseurs avaient construit hors de Rome des résidences plus proches des régions où ils devaient faire sentir à leurs sujets l’autorité de l’État et les protéger contre les périls extérieurs. Constantin choisit d’établir la ville à laquelle il allait donner son nom, marque claire de sa volonté d’établir une dynastie, sur le site d’une ancienne colonie de Mégare, Byzance, sise à l’entrée du Bosphore lorsqu’on se dirige vers la mer Noire ou Pont-Euxin.
La ville disposait d’atouts importants car elle était située au carrefour entre la voie maritime conduisant de la Méditerranée aux steppes de la Russie du Sud et le grand axe terrestre qui unissait les Balkans et l’Asie Mineure. Elle était suffisamment éloignée de l’Euphrate ou du Danube pour qu’une défaite des armées romaines face à ses ennemis traditionnels, les Perses et les Germains, n’entraînât point de menace immédiate sur la cité. Enfin Constantinople pouvait abriter une flotte dans la Corne d’Or, protégée des courants qui balaient le Bosphore. Ces avantages l’emportaient sur les inconvénients, le terrain inégal, qui exigea de gigantesques travaux de soutènement le long de la Marmara, et le manque d’eau, mal compensé par l’existence d’un unique aqueduc dit de Valens, qu’il fallut compléter par de nombreuses citernes, les unes en plein air, les autres, souterraines.
Constantin, pour attirer la population, dut lui consentir des avantages, notamment l’annone, le ravitaillement gratuit de blé – largement fourni par l’Égypte – et autres denrées. Constantin inaugura officiellement la Nouvelle Rome le 11 mai 330, mais il fallut attendre le règne de son fils, Constance, pour que l’avenir de la cité fût assuré et qu’elle ait acquis les institutions caractéristiques de l’Ancienne Rome, un préfet de la Ville et un sénat de plein droit. Un siècle plus tard, la population ayant considérablement augmenté, l’empereur Théodose II fit construire des murailles plus à l’ouest que celles érigées par Constantin et qui constituèrent le fleuron de l’architecture militaire antique. Ce sont les murs que nous admirons encore aujourd’hui et qui ne cédèrent que deux fois aux assauts ennemis, en 1204 face aux Latins et définitivement en 1453 devant les Ottomans.
Peu d’églises furent fondées à Constantinople par Constantin, à l’exception des Saints-Apôtres, le « Saint-Denis » des empereurs byzantins et le modèle de Saint-Marc de Venise. Cela peut surprendre, dans la mesure où le nom de Constantin est associé au triomphe du christianisme : en 313, l’empereur mit un terme définitif à l’époque des persécutions, en rendant licite cette religion. Toutefois, c’est seulement sous Théodose (379-395) que le christianisme devint religion d’État. Cependant le règne de Constantin marque une étape décisive dans l’organisation de l’Église. C’est à lui que firent appel les évêques divisés sur la question de l’arianisme, doctrine selon laquelle le Père l’emportait sur le Fils au sein de La Trinité. L’empereur réunit le premier concile œcuménique à Nicée, en 325, où fut rejetée la doctrine arienne et défini le credo orthodoxe. Cette intervention, sollicitée par les évêques, créa un précédent et seul, pendant longtemps, l’empereur universel des Romains fut habilité à convoquer un concile œcuménique. Constantin et ses successeurs assurèrent également la promotion de l’évêque de la Nouvelle Rome. À un moment où s’organisait la hiérarchie ecclésiastique, qui s’appuyait largement sur les structures administratives de l’Empire – un évêque par cité et un métropolite par chef-lieu de province –, quelques sièges reçurent des honneurs particuliers, ceux de Rome, dont le premier évêque fut Pierre, d’Alexandrie et d’Antioche, eux aussi de fondation apostolique. Le siège de Constantinople, ville dépourvue de reliques et qui ne se targuait pas à cette date d’avoir été fondée par l’apôtre André, obtint cependant de compter au nombre des cinq patriarcats – Jérusalem, vraie capitale chrétienne de l’Empire, reçut aussi cette promotion – lors du concile de Chalcédoine de 451 qui, en outre, définit à nouveau l’orthodoxie en rejetant deux doctrines christologiques, le nestorianisme et le monophysisme, parmi les hérésies.
Sous le règne de Constantin, Eusèbe de Césarée, dans la Vita Constantini, mit en forme l’idéologie politique de l’Empire byzantin, qui, beaucoup plus tard, inspira les monarchies européennes. L’Empire romain avait vocation à rassembler toutes les nations et dès lors il ne pouvait y avoir qu’un seul empereur des Romains. Depuis que, par la volonté divine qui s’était manifestée notamment lors de la vision de la Croix donnée à Constantin à la veille d’une bataille décisive contre un rival, l’Empire était devenu chrétien, c’est Dieu même qui choisissait son lieutenant sur terre. L’empereur n’était plus un dieu, mais il demeurait sacré. S’attaquer à lui, c’était commettre un crime de lèse-majesté punissable par l’aveuglement du coupable. Sans doute l’expérience montrait que des empereurs étaient renversés, voire tués, mais c’est qu’ils avaient cessé d’agir pour le bien commun ou pour la défense de l’orthodoxie, et Dieu leur avait retiré son soutien. Les Byzantins observaient ainsi les signes qui manifestaient la colère divine, invasions barbares, guerres civiles ou catastrophes naturelles.
Avec Constantin, l’Empire acquit les traits spécifiques du monde byzantin : d’une part la romanité – les Byzantins se sont toujours désignés eux-mêmes comme Rhômaioi jusqu’en 1453 – d’autre part la chrétienté. La troisième caractéristique, l’usage exclusif du grec – l’empereur s’appelle officiellement le basileus – n’apparut qu’au VIIe siècle, après la perte de l’Occident et des provinces les plus orientales. Enfin, Constantin avait donné à l’Empire, après la crise financière du IIIe siècle, une monnaie solide, le sou d’or ou nomisma en grec, qui conserva sa valeur pendant sept siècles et fut apprécié en Occident sous le nom de besant.
Après la division de l’Empire en 395 et la disparition progressive de la partie occidentale, la Nouvelle Rome devint l’unique siège de l’Empire. Les raisons de la survie de l’Empire en Orient sont multiples : moindre pression des barbares à partir du Ve siècle, prospérité maintenue jusqu’à l’époque de Justinien et, partant, davantage de ressources fiscales permettant de maintenir les armées.
Lorsque, en 527, Justinien, qui avait épousé une ancienne actrice, la fameuse Théodora, succéda à son oncle Justin, la situation semblait favorable à un retour de l’Occident méditerranéen sous l’autorité de l’Empire. Les royaumes barbares, Ostrogoths en Italie, Wisigoths en Espagne et Vandales en Afrique, étaient affaiblis soit par des querelles de succession, soit par l’opposition des élites ostrogothiques et vandales, ariennes, aux populations italiennes et africaines restées fidèles au dogme nicéen. Justinien n’avait sûrement pas l’intention de reconstituer l’Empire romain dans ses frontières d’avant 395 mais il voulait reprendre les terres les plus riches. Le royaume vandale, dont la marine menaçait les communications en Méditerranée, fut le premier attaqué et, en 533, Bélisaire, l’un des meilleurs généraux byzantins, le vainquit en deux combats et reprit Carthage. Même s’il fallut lutter plus longtemps contre les Maures, l’Empire rétablissait durablement sa présence dans l’est de l’Afrique du Nord.
Encouragé par ce succès, Justinien envoya Bélisaire en Italie car la possession de la Vieille Rome et de l’Italie semblait indispensable à un empereur qui se sentait pleinement romain. Les premières opérations laissaient présager une victoire facile mais la résistance des Ostrogoths, conduits par l’actif roi Totila, nécessita l’envoi de renforts, commandés par un autre général de talent, l’eunuque Narsès, et vingt ans de combats pour parvenir à établir sur les Alpes la frontière de l’Empire. L’Italie était redevenue byzantine, mais bien des provinces étaient ravagées et le déclin de Rome s’accentua. Enfin les Byzantins reprirent pied en Andalousie avec des forces modestes.
Si la reconquête est liée au nom de Justinien, la gloire durable de cet empereur repose davantage sur son œuvre de législateur et de bâtisseur. Le droit symbolisait la civilisation romaine et l’application d’une justice équitable comptait parmi les vertus impériales. Justinien, secondé de juristes remarquables, sut élaguer les lois antérieures et trier la vaste jurisprudence, en prenant davantage en compte les préceptes chrétiens – durcissement des conditions du divorce, atténuation des châtiments – pour forger le Code Justinien et le Digeste, qu’il fit compléter par un manuel, les Institutes. Cet ensemble de dispositions est connu depuis le XVIe siècle sous le nom de Corpus Juris Civilis. L’œuvre inspira les successeurs de Justinien, constituant le fondement du droit byzantin et elle fut, en Occident, redécouverte à partir du XIe siècle, où elle permit une renaissance des études juridiques.
« Je t’ai vaincu Salomon », aurait affirmé Justinien en inaugurant Sainte-Sophie, qu’il avait reconstruite après que la précédente église eut péri dans les flammes d’une révolte partie de l’hippodrome voisin. L’œuvre exceptionnelle d’Anthémios de Tralles et d’Isidore de Milet, qui a survécu jusqu’à nos jours, a fasciné tous les visiteurs médiévaux et n’a pas peu contribué au prestige de l’Empire et de son Église. Mais Justinien laissa sa marque dans tout l’Empire, comme le rappelle l’historien du règne, Procope. Il reconstruisit Antioche, la métropole syrienne ravagée par un séisme, il multiplia les ouvrages de défense le long des frontières, les établissements de charité et surtout les églises, notamment à Jérusalem.
Dès avant la mort de Justinien, en 565, les signes d’une crise apparurent. En 541, la peste réapparut et causa des ravages terribles, faisant périr sans doute la moitié de la population de Constantinople qui comptait alors peut-être un demi-million d’habitants. La cité, qui avait constitué la cellule de base des États antiques, déjà affaiblie par l’effacement des élites municipales, ne survécut pas à la catastrophe démographique, d’autant plus que survint une nouvelle vague d’invasions. Les Lombards compromirent le maintien des Byzantins, qui se réorganisèrent dans l’exarchat de Ravenne, qui incluait Rome. En 751, Ravenne succomba finalement, ne laissant plus aux Byzantins que la riche Sicile et quelques terres d’Italie du Sud. En Europe, les Slaves, encadrés par des ethnies militarisées de race turque, Avars, puis Bulgares, submergèrent les Balkans, n’abandonnant à l’Empire que la Thrace et la côte égéenne, et Thessalonique faillit être prise.
Plus grave, en Orient, les Perses attaquèrent avec succès les provinces les plus riches de l’Empire, la Syrie, la Palestine et l’Égypte. La chute de Jérusalem, en 614, qui s’accompagna d’un massacre de la population et de la capture de la Croix, fut très douloureusement ressentie. Sans doute l’empereur Héraclius (610-641), au prix de grands sacrifices financiers – on fondit les trésors d’Église –, réussit à reconstituer une armée et à battre les Perses. Son triomphe fut de courte durée car, dans la péninsule arabique, Mahomet, prêchant une nouvelle religion, avait tiré profit de la lutte entre Byzantins et Perses pour unifier les Arabes autour de sa personne. Après sa mort, en 632, aucun des deux Empires, épuisés par leur lutte d’un quart de siècle, ne put résister aux nouveaux envahisseurs. En 636, la victoire du Yarmouk ouvrit aux Arabes la route de la Syrie et ils s’emparèrent de Damas, de Jérusalem et enfin d’Alexandrie.
Constantinople fut assiégée à plusieurs reprises, en 626 par les Avars, en 674-678 et en 717-718 par les Arabes. Elle fut sauvée par ses murailles et, aux yeux des habitants, par sa protectrice attitrée, la Vierge, dont l’image fut promenée sur les remparts. Le prestige des empereurs, incapables de défendre leurs sujets, s’effondra, engendrant des usurpations qui affaiblirent encore le pouvoir impérial. Cependant le choc psychologique fut terrible car il était incompréhensible que l’Empire chrétien fût ainsi vaincu et menacé de disparaître. Les empereurs cherchèrent les raisons de la colère divine et crurent la trouver, sous le règne des Isauriens, dans le développement excessif du culte des images, déclenchant ainsi, pour un siècle, ce qu’on a appelé la querelle iconoclaste.
L’Empire avait largement conservé ses structures constantiniennes jusqu’aux invasions, qui obligèrent les empereurs à s’adapter aux nouvelles conditions, le manque d’hommes et de richesses. L’armée fut ainsi répartie dans les provinces où furent découpées de grandes circonscriptions qui fournirent des recrues. Cette armée des thèmes fut renforcée dès que possible par un corps de combat central. À partir du IXe siècle, la guerre avec les Arabes, dont le califat s’affaiblit progressivement, se limita de plus en plus aux provinces frontalières, dont les populations s’aguerrirent lors de raids de part et d’autre de la frontière et formèrent une société à part se distinguant des habitants de Constantinople, qui ne voyaient plus qu’assez rarement des ennemis.
À partir de la seconde moitié du Xe siècle et pour un siècle, sous l’impulsion de grands empereurs-soldats, Nicéphore Phocas (963-969), Jean Tzimiskès (969-976) et Basile II (976-1025), la balance des forces pencha nettement en faveur de Byzance sur tous les fronts. Encadrées par une nouvelle aristocratie, née du combat permanent contre les musulmans, les armées byzantines portèrent la frontière loin vers l’Orient ; elles s’emparèrent d’Antioche et de la Syrie du Nord et elles atteignirent, ou dépassèrent parfois, l’Euphrate. Jean Tzimiskès s’avança profondément en Syrie, approchant même de Jérusalem, préfigurant la croisade, même si l’idée de guerre sainte demeura étrangère à Byzance, sauf dans le milieu des soldats d’Asie Mineure qui entouraient Nicépore Phocas et Jean Tzimiskès. Les royaumes arméniens, qui avaient retrouvé leur indépendance après l’occupation arabe, furent successivement absorbés par l’Empire.
En Europe, le succès fut plus long à se dessiner. Les Arabes restèrent plus longtemps menaçants à partir de leurs bases insulaires, après s’être emparés de la Crète, puis de la Sicile mais, au XIe siècle, ils étaient clairement sur la défensive. Dans les Balkans, les Bulgares restèrent dangereux. En 811, leur khan, Kroum, buvait dans le crâne de Nicéphore, le basileus tué au combat. En 924, le tsar Syméon, pourtant éduqué à Constantinople, mettait le siège devant la ville. Le tsar Samuel mena des raids jusqu’aux portes de la capitale, mais Basile II, après vingt-cinq ans de guerre, annexa la Bulgarie en 1018 et porta la frontière sur le Danube. Byzance avait dû repousser, non sans difficulté, un nouvel ennemi, les Russes établis à Kiev. Plusieurs fois, ces derniers envisagèrent de s’emparer des richesses de la ville impériale mais ils furent repoussés, pour la dernière fois en 1043. Au milieu du XIe siècle, l’Empire dominait incontestablement la Méditerranée orientale.
Le rétablissement militaire a été facilité par un retournement conjoncturel qu’on peut situer vers le milieu du VIIIe siècle, après la dernière épidémie de peste. Ce simple fait, ajouté à un retour progressif de la sécurité pour les provinces les plus riches, suffit à provoquer un accroissement, certes très lent mais durable, de la population. Cette augmentation n’est pas immédiatement perceptible mais, au Xe siècle, les villes cessent d’être des kastra, de simples forteresses, et s’ouvrent de nouveau aux échanges. Le changement est particulièrement spectaculaire à Constantinople qui redevient, comme Alexandrie, l’un des grands entrepôts commerciaux en Méditerranée. La capitale compte à nouveau, aux XIe et XIIe siècles, plusieurs centaines de milliers d’habitants, ce qui en fait longtemps la première ville de la chrétienté. Les marchands affluent d’Occident, de Syrie, d’Égypte, du Caucase. Ils viennent y chercher les produits de luxe qui font la réputation de l’Empire, les soieries, dont certaines, de couleur pourpre et réservées à l’empereur, sont interdites à l’exportation, les objets d’orfèvrerie, les portes de bronze… Le basileus aime à offrir à ses visiteurs de marque et aux princes étrangers des textiles de luxe et surtout des reliques. Celles-ci abondent car les trésors de Jérusalem, dont la Vraie Croix, ont été rapatriés avant l’arrivée des Arabes.
La cité est ravitaillée par les plaines de Thrace, de Bithynie et de la vallée du Méandre car l’accroissement démographique touche aussi le monde rural. Les paysans, qui améliorent lentement leur équipement, augmentent les surfaces irriguées, perfectionnent leur mode de culture, offrent les surplus de blé, de vin, d’huile et de viande nécessaires à l’approvisionnement de la mégalopole. Cette vente leur procure les quelques pièces d’or indispensables pour s’acquitter de l’impôt. L’aristocratie, qui occupe les principaux postes civils et militaires auprès de l’empereur, dispose de ressources plus abondantes, qui alimentent à leur tour un artisanat plus actif.
Ce renouveau se traduisit par une reprise des constructions partout dans l’Empire. À Constantinople, chaque empereur, au XIe siècle, avait à cœur de construire un vaste monastère auquel il adjoignait un hospice et un hôpital. Les Comnènes abandonnèrent le Grand Palais qui s’était développé, un peu à la manière du Kremlin, par l’adjonction au gré des souverains de nouvelles salles et d’églises, et s’établirent au Palais des Blachernes, qu’ils agrandirent et firent somptueusement décorer.
Lorsque les Slaves païens avaient envahi la majeure partie des Balkans, ils avaient fait disparaître l’infrastructure religieuse de l’Antiquité. Ils furent la première cible des efforts de conversion qui permettaient aussi de les intégrer plus facilement dans l’Empire et ils furent christianisés, lentement et dans la discrétion. D’autres missions connurent un plus grand retentissement, comme celle de Cyrille et Méthode qui, après avoir échoué à convertir les Khazars du sud de la Russie, furent envoyés en Moravie. Cyrille, grand philologue, créa un alphabet qui permit de transcrire les langues slaves, et traduisit de nombreux textes, forgeant ainsi le premier fonds littéraire slave. Les Bulgares, dont le tsar Boris se convertit au IXe siècle, se rattachèrent après quelques hésitations au patriarcat de Constantinople et invitèrent des disciples de Méthode pour établir une liturgie slave. Enfin, c’est aussi vers Constantinople que se tourna le prince russe Vladimir, en 988, pour se faire baptiser et construire une Église russe. Les premiers métropolites de Kiev, tous Grecs, importèrent les pratiques de leur Église et transmirent l’idéologie politique impériale.
Cette époque constitue également l’âge d’or du monachisme byzantin, dont les différentes formes, l’érémitisme, le cénobitisme ont été inventées en Orient. Aux VIIIe et IXe siècles, les principales fondations sont le fait de l’aristocratie de la capitale et sont en majorité établies à proximité ou sur les pentes de l’Olympe de Bithynie. Quelques couvents s’inspiraient des règles rédigées par le plus grand réformateur du monachisme byzantin, Théodore, higoumène du Stoudios, la principale communauté de la capitale, mais à Byzance il n’y eut jamais d’ordre monastique. Au Xe siècle, le foyer le plus dynamique fut transféré en Europe, sur la Sainte Montagne de l’Athos, où de grands établissements furent fondés, comme Lavra ou Iviron, avec le soutien des empereurs. Les plus vastes monastères comptaient plusieurs centaines de moines.
Alors que l’Empire semblait éternel et à l’apogée de sa puissance vers 1050, en quelques décennies, il faillit disparaître en raison des troubles politiques et sous le coup de nouveaux adversaires. La dynastie macédonienne, qui avait témoigné depuis 867 du renouveau de Byzance, s’achevait en 1056 faute de descendance, aiguisant les appétits des factions aristocratiques pour placer sur le trône l’un des leurs et inaugurant une série de guerres civiles. Or, à la même époque, des nomades venus des steppes de la Russie, les Petchénègues, bientôt suivis des Ouzes et des Coumans, avaient envahi les Balkans et vaincu plusieurs armées. Simultanément, l’Orient musulman connaissait un grand bouleversement causé par l’invasion des Turcs seldjoukides, secondés par des tribus turcomanes indisciplinées. Les sultans laissèrent les Turcomans piller l’Asie Mineure et, en 1071, l’empereur Romain Diogène fut vaincu et pris par les Seldjoukides. Appelés par les divers prétendants au trône, les Turcs pénétrèrent facilement en Anatolie ; dès 1080, ils atteignaient les rives de la Marmara et s’établissaient à Nicée, où leur chef fonda le sultanat turc de Roum.
Enfin, pour la première fois, des Latins attaquaient l’Empire. Une poignée de mercenaires normands, établis en Italie du Sud, réussirent en un demi-siècle à s’emparer des possessions byzantines et à prendre Bari en 1071. Leur chef, l’ambitieux Robert Guiscard, lança même dans les Balkans une puissante attaque contre l’Empire, qu’Alexis Comnène repoussa difficilement.
Les contacts avec les Latins se multiplièrent au XIe siècle, car les pèlerins, en nombre toujours plus élevé, se rendaient à Jérusalem en passant par Constantinople ; les marchands italiens, Amalfitains d’abord, puis Vénitiens, s’établissaient dans la capitale de l’Empire, et les empereurs enfin recrutaient toujours plus de mercenaires latins pour leurs armées. En dépit de crises passagères, comme le schisme dit de Photius au IXe siècle, le sentiment d’appartenir à la même communauté chrétienne l’emportait. Cependant en 1054, l’intransigeance du patriarche et d’une délégation pontificale conduisit à une excommunication réciproque et à un nouveau schisme mais, à l’époque, la rupture ne fut pas sentie comme définitive. Au reste, les papes de la seconde moitié du siècle exhortèrent leurs coreligionnaires à se porter au secours de leurs frères d’Orient opprimés par les Turcs. Il en résulta une série de pèlerinages armés vers Jérusalem, que nous appelons croisades.
Les Byzantins furent surpris par la forme que l’aide de l’Occident avait prise. Ils étaient inquiets de voir, au nombre des croisés, des Normands qui, peu de temps auparavant, avaient agressé l’Empire. La première croisade aida les Byzantins à repousser les Turcs, grâce à la reprise de Nicée, mais l’absence de secours byzantins lors du difficile siège d’Antioche irrita bien des croisés. L’échec des arrière-croisades de 1101 aviva la méfiance de certains Latins, qui accusèrent les Grecs de duplicité, et de s’opposer au renforcement des jeunes États latins d’Orient.
Le succès croissant des marchands latins, en particulier des Vénitiens, anciens sujets de l’Empire et aidés par des privilèges commerciaux que ne partageaient pas leurs collègues byzantins, suscita la jalousie d’une partie de la bourgeoisie constantinopolitaine. L’impossibilité de mettre fin au schisme, l’échec des deuxième et troisième croisades accrut les soupçons réciproques. En 1182 de nombreux Latins furent tués lors d’une émeute à Constantinople, et en 1185 les Normands massacrèrent une partie de la population de Thessalonique prise d’assaut. Le détournement de la quatrième croisade n’était pas inéluctable mais les conditions étaient réunies qui le rendaient concevable. En 1204, la prise par les Latins de Constantinople marque une date clé du déclin de l’Empire.
L’Empire survécut à la catastrophe de 1204 en se maintenant en Asie Mineure jusqu’à la reprise de Constantinople en 1261 par Michel VIII Paléologue. L’illusion de la puissance ne dura pas plus de deux décennies car les empereurs ne purent même pas rallier tous les Grecs et durent faire face au désir de revanche des Latins, à l’expansion des anciens peuples soumis, Bulgares et surtout Serbes. Ils furent impuissants face aux bouleversements qui troublèrent le Proche-Orient musulman : l’invasion mongole détruisit le sultanat seldjoukide et entraîna la venue d’une nouvelle vague de tribus turques, qui chassèrent les Byzantins d’Asie Mineure. Une tribu, modeste à l’origine, les Ottomans, s’installa en Bithynie et réussit, à la faveur de guerres civiles byzantines au milieu du XIVe siècle, à s’établir en Europe, transférant sa capitale de Brousse à Andrinople.
Byzance, qui avait bénéficié, comme le reste de l’Europe, d’une conjoncture économique assez favorable, subit les effets désastreux de la peste de 1347. Dès la fin du siècle, l’Empire est réduit à sa capitale, sa proche banlieue et la Morée, seule province dynamique. L’aide ne peut venir que de l’Occident mais elle est en partie conditionnée par l’union des Églises, qui fut finalement réalisée au concile de Ferrare-Florence. L’Occident n’abandonna pas Byzance mais deux croisades contre les Ottomans aboutirent à deux désastres en 1389 et 1444. Lorsque le sultan Mehmet II vint mettre le siège devant Constantinople, en avril 1453, c’est encore d’Occident que viennent le ravitaillement et les troupes les plus aguerries, mais en nombre très insuffisant. Le 29 mai 1453 le sort de l’Empire était scellé.
Byzance laisse un important héritage. Sur le plan politique, l’Empire ottoman a pris sa place, assis sur deux continents et il n’est pas surprenant qu’une partie de ses sujets ait considéré Mehmet II, qui connaissait le grec, comme le successeur des basileis. Cette croyance explique que certains, en Occident, aient cru qu’il suffisait de convertir le sultan pour rétablir la situation. Sur le plan spirituel, l’Église et le patriarcat se maintinrent après 1453 et assurèrent la survie de l’orthodoxie, qui put également compter sur l’appui des grands-ducs de Moscou, soucieux aussi de récupérer l’héritage politique, et qui laissèrent affirmer que Moscou était la Troisième Rome.
Enfin l’héritage intellectuel est passé en bonne part en Occident. Byzance, dans l’obligation de former des cadres civils et ecclésiastiques, a toujours conservé une tradition lettrée. Longtemps, les intellectuels byzantins ont développé des genres chrétiens, les homélies, les hymnes, les vies de saint, les écrits théologiques appuyés sur l’étude des Pères de l’Église grecque. L’héritage antique est resté négligé car trop lié au paganisme, sauf les textes de Platon et d’Aristote, utiles pour les théologiens, et Homère. Cependant, sous les Paléologues (1259-1453), des lettrés, redécouvrant les auteurs antiques ont, par exemple, édité Sophocle et Euripide et ont rédigé des manuels de grammaire. Des Occidentaux sont venus s’instruire auprès d’eux et ont transmis ces textes en Occident et quelques professeurs grecs furent invités à enseigner en Italie, favorisant la connaissance du grec. D’autres s’y réfugièrent, emportant des manuscrits, après 1453. De leur côté, des Grecs furent attirés par la scholastique occidentale, qu’ils connaissaient par les dominicains installés à Péra, en face de Constantinople, et traduisirent Thomas d’Aquin. Une renaissance byzantine avait précédé et influencé celle de l’Occident.